Ce qui la fait courir
Des traces de pas dans l’air
Sans les histoires, la terre serait trop petite, la vie trop courte et l’homme manquerait sérieusement d’envergure !
Quand le héros du conte n’a pas de travail, il s’en va faire le tour du monde, pas moins ! En guise d’embauche, il épouse la fille du roi et se retrouve ni une ni deux à la tête d’un royaume où il sera forcément heureux…
Dans les contes, le plus invraisemblable est crédible parce que la parole du conteur ne tient qu’à un fil… comme la vie ! Un fil tendu entre lui et l’auditoire, entre le présent et l’intemporel, entre le réel et l’imaginaire. Un fil sur lequel glissent ensemble comme des funambules, les protagonistes de l’ici-maintenant.
Je ne mens pas quand je raconte une histoire, j’exprime l’indicible… Quand des amis à moi ont perdu leur petit garçon de dix ans, le conte de « La petite chemise de mort » de Grimm n’est plus de la littérature, il devient réel, vivant et profondément humain. Voici l’adaptation que j’en avais faite de ma place de conteuse et amie, nageant entre le ciel et l’eau profonde :
Un jour, un jour exactement comme les autres jours, Dodik était rentrée de l’école, les nattes bien tirées, son tablier à carreaux avec Dodik brodé d’un côté et de l’autre côté la croix d’honneur. La croix d’honneur, ça voulait dire « J’ai bien travaillé ! »
Dodik était pressée, tellement pressée ,elle court, elle vole ! elle n’a pas vu arriver…Elle court, elle vole… La petite paysanne est partie labourer le ciel. Il fait noir sur la Terre. Pourquoi ?
Eugénie a senti un grand froid l’envahir de la tête jusqu’aux pieds. Eugénie meurt de l’intérieur. Elle ne sait pas ce que faire de sa peau, elle ne sait pas ce que faire de son cœur. Ses mains sont tellement bêtes au bout de ses bras. Ses bras pendent le linge mais le fil est trop long. Ses pieds l’emmènent dans le jardin mais les fraisiers poussent pour rien. Il n’y a que ses yeux qui n’arrêtent pas de pleurer comme une fontaine pour arroser le chagrin..
Dans sa maison, Eugénie se cogne : là , sur la marelle du carrelage. Là , sur les dessins de la toile cirée. Là , dans l’escalier contre le petit chat… Elle se cogne partout : il n’y a plus rien à ranger…
Quant à son mari, on aurait dit qu’il avait usé tous ses mots.
Alors une nuit, Dodik est revenue dans le rêve d’Eugénie : « Maman, faut que t’arrêtes de pleurer, ma chemise est toute mouillée, je n’arrive pas à dormir, moi… »
Le lendemain, Eugénie a acheté un grand mouchoir à carreaux et un petit cahier bleu pour rassérer le chagrin. Peut-être que le Bon Dieu c’est juste ça, un grand mouchoir, un petit cahier…
Quelque temps plus tard, Eugénie et son mari sont allés dans le jardin : au pied des fraisiers, une grande patience a poussé, tout autour des pensées…
« Il était une fois une pierre qui avait un désir… » La légende racontant la création des Iles Canaries commence ainsi…  Je ne sais pas s’il y avait du désir chez Dieu quand il a créé le monde, mais si c’est l’homme qui a créé Dieu, il n’avait pas seulement du désir mais aussi un « sacré » aplomb !
C’est comme ça que ça s’est passé !
En inventant les histoires qui inventent le monde, l’homme devient créateur à son tour ! Rêver ce qu’on veut faire exister !Raconter, inventer des personnages, les mettre en mouvement dans l’imaginaire des spectateurs…
Avant de faire la famille des hommes, Dieu s’est fait la main sur la famille Univers.
C’est lui, Dieu, qui a marié le Ciel avec la Terre. Ils ont eu deux enfants, la Lune, le Soleil
Les enfants ont grandi et puis ils sont partis. C’est ça la vie !
La Vie ? Le Soleil l’a trouvée si belle, il s’est marié avec elle.
La Lune regardait passer le Temps, elle s’est mariée avec lui tranquillement.
A leur tour, ils ont eu des enfants, des Ă©clairs et des jours, des Ă©toiles et des nuits.
Quelquefois, un éclair en colère défait ce que vient de faire son père.
Des fois, la Terre attend ses petites filles les étoiles …Ce soir, elles ne viennent pas.
C’est ça la vie !
Et depuis, dans le monde, c’est pareil ! Il y a des filles et des pères. Il y a des fils et des mères. Des filles qui sont folles de leur père. Des pères qui n’ont pas eu de maman. Des mères qui appellent leur mari « papa ». Des garçons qui voudraient se marier avec leur mère.
Il y a des filles-mères des fois .Pas de père. Il y a des pères qui sont maires et des filles au pair au bord de la mer. Au bord de leur mère, il y a des petites filles debout sur les balançoires : elles n’ont pas mis leur short, on voit leur culotte, ça rend fous les garçons qui sont dessous !
Il y a des petits garçons dans le porte-bagages, sur le vélo de leur mère : eux, tout ce qu’ils voient, c’est le gros derrière devant…
Il y a des petites filles assises sur les épaules de leur père : quand elles lèvent le bras, elles touchent le ciel avec les doigts.
Les filles font la roue dans la rue. Les gars jouent aux billes. Les filles regardent les gars. Elles dessinent des marelles. Elles s’envolent de la Terre au Ciel et du Paradis en Enfer.
Les filles tracent le monde par terre.
Une image ou un « motif » de conte peuvent déclencher mon désir d’écrire, de mettre en mot, de dire…
Un petit bossu se fait moquer et malmener par d’autres enfants. Il tombe par terre : dans sa bosse, il y a des ailes et il s’envole…Pour échapper à la condition humaine ou bien trouver de la force au milieu des autres ? Voilà le problème qui se pose à mon héros Poids Plume….et que je n’ai pas encore résolu !
Une jeune fille jetée au fond d’un puit ,souhaite tant s’en sortir pour aller au secours de son petit frère, qu’une plante pousse le long des parois de pierre ! … Ce qui me fera imaginer dans Peau d’Ame que mon héroïne rêve qu’elle va réussir à sauver ses compagnes juives…
Les contes s’entremêlent avec insolence au chemin de la vie, comme un enfant qui va, revient, pose une question, s’arrête…
Parfois c’est la réalité qui sert de déclencheur, comme « Bouche cousue » écrit avec Pépito Mateo pour commémorer l’anniversaire du double assassinat du directeur des Beaux- Arts d’Alger et de son fils unique par les islamistes :
Un jour, dans un pays pas loin d’ici, en Algérie, un petit enfant s’est arrêté de parler. Le chat à côté de la cheminée s’est inquiété : pourquoi ?
Ce jour là , le chat s’est arrêté de ronronner.
La maison s’est étonnée : pourquoi ? Le chat a répondu : « L’enfant s’ arrête de parler, moi, j’arrête de ronronner  » . Ensuite les fleurs, le chemin, le travail des champs, le soleil Etc…
Jusqu’à ce qu’une petite étoile de rien du tout glisse… un rêve jusqu’au cœur de l’enfant. Dans ce rêve, il y avait des histoires… Des histoires que lui racontait sa grand-mère, des histoires d’avant la guerre… Les images de ces histoires étaient si chaudes et si vivantes qu’elles ont réussi à faire revenir les mots à la bouche de l’enfant.. Dans ce pays pas très loin d’ici, en Algérie, la vie a repris comme avant et comme avant  les rêves font venir des mots à la bouche des gens.
Des musiciens Palestiniens ont raconté au cours d’un concert à Figeac que leur petite voisine avait cessé de parler…Alors un libraire présent leur a offert « Bouche Cousue »…
Quelquefois, c’est d’abord le conte qui me semble « doué de vie », comme une marionnette qui se mettrait à marcher toute seule.
Il était une fois une Reine. Elle avait dans son royaume de beaux enfants blonds, de beaux enfants aux yeux clairs. Il y avait aussi une jeune fille brune, avec des yeux noirs, des cheveux noirs comme du jais, la peau blanche comme de la neige. C’est pour ça qu’on l’appelait Blanche Neige. La Reine voyait bien que Blanche Neige était belle, bien plus belle qu’elle. Plus elle grandissait, plus elle embellissait. Alors petit à petit, la Reine lui a interdit de jouer dans le quartier. Et l’école ? Terminé ! Pour ce que ça va te servir… D’ailleurs, à l’école, maintenant, on l’appelait Youpine. Avant, elle était pareille aux autres : elle apprenait ses leçons, elle oubliait son crayon, elle se faisait gronder, elle jouait à la ronde. Mais depuis quelques jours, sur sa blouse il y avait une étoile de cousue, une étoile jaune. C’est beau une étoile ! En plus, son père était tailleur, c’était forcément bien cousu : pourquoi ses copines d’hier se moquaient d’elle aujourd’hui ?
« Blanche Neige, tes copains tu quitteras, de ton chat te débarrasseras
Blanche Neige, de pain blanc ne mangeras, de viande ni d’œufs n’acquérras
Blanche Neige, au cinéma tu n’iras, de confiture te priveras
Blanche Neige, ta TSF tu rendras, de journaux tu ne liras, le téléphone tu n’useras
Blanche Neige, point de valise n’achèteras…
C’est comme ça que Blanche Neige s’était retrouvée parquée dans le quartier. Mais toujours la méchante Reine la croisait. Toujours son miroir lui disait que Blanche Neige était la plus belle. Alors un jour, elle a envoyé un chasseur la chercher, un chasseur avec des brodequins cloutés et une mitraillette à la main. Dans un camp, il l’a emmenée. Mais toujours la méchante Reine la croisait. Elle a ouvert d’autres camps, en Polanska, en Austria, en Lituania. Mais toujours son miroir lui disait que Blanche Neige était la plus belle. Alors on a coupé ses cheveux, on l’a affublée de vêtements trop grands, on lui a fait enfiler des gros godillots qui l’empêchaient de marcher. « Alors, tu te crois toujours la plus belle ? ». La méchante Reine riait, riait. Blanche Neige maigrissait : elle se voyait dans ses compagnes. Parfois, l’une d’elles avait réussi à sauvegarder une photo du temps d’avant : il y a deux ans, au bord de la mer, avec son mari et leur petit garçon. Blanche Neige dans son maillot de bain avec de beaux seins et des cuisses bien plantées… « Tu es trop belle, Blanche Neige, ramasse ta photo, la méchante Reine ne veut pas. A la douche, Blanche Neige, avec les autres, à la douche ! »
Normalement, les petits nains devraient venir la chercher sur le charnier, puisque normalement ils devraient l’emporter dans un cercueil de verre, puisqu’un prince devrait l’embrasser. Ca fait tellement de temps qu’elle a été embrassée sur la bouche. Ca fait tellement de temps qu’elle n’a pas fait l’amour. Dix ans ? Cent ans, comme la Belle au bois dormant ?
Les petits nains ne peuvent pas l’emporter : ils sont en train de piocher dans le camp d’à côté…
Blanche Neige, tu crèves, et les petits nains ne peuvent rien pour te sauver, juste pleurer, juste se rappeler, pour après, raconter comment on a fait mourir des fées…
J’avais découvert dans Camps de femmes de Mechtild Gilzmer aux éditions Autrement que les femmes internées pendant la Deuxième Guerre mondiale au camp de Rieucros avaient joué Blanche Neige pour parodier leur situation : la marâtre étant l’Allemagne nazie, le chasseur la Gestapo et Blanche Neige, l’internée, et c’est ce qui m’a inspiré ce texte.
Lequel prolonge l’autre, le conte ou la vie ?
Dans un conte amérindien, une image me fascine : « Des traces de pas dans l’air »… Il me semble que c’est ça, raconter une histoire, laisser des traces de pas dans l’air…
Comme les rêves ?
Eux aussi alimentent mes histoires et mon écriture : « Je suis en train de marcher dans une forêt. Je suis à la fois adulte et petite fille. La lune bien pleine descend du ciel et vient se poser dans mes bras. Pour pouvoir entrer dans ma maison, elle rétrécit comme un ballon de mousse et de bleu ciel, elle devient bleu nuit. On frappe à la porte. Je sais que ce sont des méchants qui veulent emprisonner la lune. Elle se faufile alors sous une porte. Quand les méchants entrent, il ne reste plus que des souliers d’enfant… »
Ce rêve devient un conte dans mon spectacle en gestation : « Poids Plume » sur les soucis de l’enfance (sortie octobre 2006).
Dans mes premiers temps de conteuse, j’avais fait cet autre rêve : « J’arrivais dans une bibliothèque et la personne qui m’accompagnait me présentait ainsi à ses collègues : voici Gigi Bigot, elle vend des étoiles… » Ce rêve m’avait décidée à oraliser L’Empereur du Portugal de Selma Lagerlöf ! Laquelle fait dire à un de ses personnages :
« Quand on habite le Val des regrets, on ne se contente pas des choses d’ici bas, on est forcé d’aller chercher des étoiles… »
V’là l’bout !
Gigi Bigot